Célibataire. J’air l’air normal. Une tête de type ordinaire, sans histoire. Pas de caries, bonne santé, bonne mine. Je mène une vie rangée, comme tant d’autres. Je reste figé toute la journée avec un sourire idiot imprimé sur mon visage de bois. La nuit, je m’éveille. Mes maigres bras s’animent, mes cordes vocales se réveillent. Mon long et dur corps plie et se déplie, il se meut même si les cordes colorées fixées à mes mains et mes pieds demeurent immobiles. Deux petits bouts de bois collés ensemble me suivent à la trace, où que j’aille. Je ne puis me défaire de cette croix. Condamné à une existence monotone et éternelle, j’erre sans but dès que la chambre dans laquelle je me trouve s’assombrit.

Cette nuit-là, mes paupières peintes se soulèvent avec ennui. Je vis. Mon maître, un petit enfant de neuf ans, dort sans doute depuis quelques minutes. Si seulement il savait que son jouet préféré l’observe à la clarté de la lune ! Je soupire et avance à tâtons dans la demie obscurité. Ma situation géographique se résume à un petit bureau de travail. Toujours la même chose. Et maintenant, que faire ? Visiter pour l’énième fois la gigantesque maison ? Remplir la baignoire et y plonger ? Espionner les araignées qui se terrent dans les coins ? Je grimace, indécis, et m’assoit sur le bord du meuble, les pieds ballottant dans le vide. À côté de moi, un imposant dossier de chaise. Et moi, je patiente. Encore des heures et des heures d’attente.

Ennuyé, je m’élance et mon petit corps quitte le bureau avec maladresse. Je dois faire attention parce que la croix de bois reliée à mes membres peut m’assommer en me suivant dans ma chute. Il s’agit en fait d’un organe vital et d’une arme fatale. Donc, je tombe, tombe, tombe… et ne tombe plus. Je lève la tête. Je vois. Ma chère croix a élu domicile entre le dossier de la chaise et le bureau. En d’autres mots, me voilà coincé, suspendu. Je laisse échapper un râlement de dépit. Au revoir, visite de la maison, au revoir plongeon dans la baignoire, au revoir araignées qui se cachent. La nuit me paraît soudain sans fin. Je songe alors à Marie, mon ancienne compagne, pantin de métier également. Ma délicieuse Marie… Mon maître, cet été, a fait l’imbécile. Ma bien-aimée et moi observions, de la table de pique-nique, le portrait de famille qui se dressait devant nos visages immobiles : un couple heureux et un enfant attroupés autour d’un feu de camp, à l’extérieur. Mon maître, imprévisible comme toujours, se mit alors mis à chialer des phrases incompréhensibles. Brusquement, il vint dans notre direction et se saisit du corps fragile de Marie. En beuglant comme un fou, il jeta ma raison de vivre dans les flammes. Depuis ce déplorable épisode, je me sens horriblement seul. Et mon maître ne joue plus avec moi. Il s’amuse avec d’autres jouets, des bidules qui font beaucoup de bruit et beaucoup de lumière. Bah, aucune importance. Il se passe bien de moi et je me passe bien de lui. Notre relation est donc équilibrée et parfaitement saine.

Je cligne des yeux. Aucune lumière. J’essaie de percer les ténèbres. En vain. Puis, un chiffon chaud et visqueux me nettoie avec vigueur le visage. Dégoûté, je détourne la tête, espérant naïvement que cette torture hygiénique cesse. Espoirs réduits à néant, on me lave entièrement le corps. J’entends des grognements gutturaux. Une bête trapue et atrocement poilue me frôle. Je me mets à pleurer. La créature maléfique émet un son rauque. Et s’en va. J’entends ses pas s’éloigner. Ouf. Mais je pue. Répugné, j’agite mes membres, désirant me défaire de cette putride odeur.

Je cesse mon petit manège. Il ne me reste plus qu’à attendre le lever du jour, là où je redeviendrai statue. Alors, suspendu par ces cordelettes, je laisse couler mes larmes qui se mêlent à la bave. Et prie pour que la nuit s’achève rapidement.

Plus rien. Que des ruines. Partout. Pourtant, on devine le cadavre d’un château. Ici, des blocs de gravier réduits en poussière. Là, un pont-levis anéanti. Plus loin, un drapeau torturé. À l’horizon, un œil de feu épie le tout. Témoin oculaire de la défaite. Il chute avec paresse, apportant avec lui pleurs et cris déjà oubliés. Une violente bourrasque balaie le champ de bataille. Puis, une ultime attaque. Une vague rampe, déterminée, vers les décombres. Elle percute avec véhémence le sable humide. L’eau salée se mélange à l’eau de pluie qui se noie dans les douves, souvenir de l’assaut. Une seconde vague rejoint la première et engloutit le château qui s’effondre. Tandis qu’un dernier roulement de tambour déchire l’air. Un cri d’agonie.

Les paupières closes. Le corps inerte posé contre le dossier du banc d’autobus. Il se ballotte au gré des mouvements brusques du véhicule. Naïve marionnette, cadavre vivant. Puis, virage serré vers l’ouest.


La poupée de chiffon s’éveille. Elle s’appelle Violette. Ou peut-être Jane. Ou encore Lola. Elle ne s’en souvient plus. La jeune femme jette des coups d’œil furtifs autour d’elle. Une forêt d’individus hostiles. Il y en a justement un qui la reluque avec une insistance qui lui déplaît. Un grand lampadaire qui se cure l’oreille avec son petit doigt. Dès que le prédateur constate que sa proie le fixe à son tour, il quitte prestement son poste d’observation et s’approche d’elle, à pas feutrés.

Elle sourit. L’échalote l’imite. S’assoit sans cérémonie sur un siège libre à côté. Se présente : William. Ou peut-être Henri. Ou encore Joseph. Il ne s’en souvient plus. La conversation s’engage. L’homme et la femme discutent cinéma. Ou peut-être politique. Ou encore sport. Ils ne s’en souviennent plus. Mais au bout d’un moment, la femme se lasse. Elle admire le centre-ville animé derrière la fenêtre poussiéreuse. Puis, un avion se faufile entre les sommets des gratte-ciels. La jeune femme dodeline de la tête et soudain extirpe de son sac à main une feuille de papier vierge. L’homme, intrigué, lui pose des questions. Elle n’y répond pas, elles n’en valent pas la peine. Habilement, elle plie et déplie son œuvre d’art. Une fois achevée, celle-ci trône au bout de ses doigts pincés. La femme la lance aussitôt et rit en suivant des yeux son avion voler quelques centimètres au-dessus des immeubles chevelus. Mais l’agréable vol prend dramatiquement fin aux pieds d’un enfant boudeur. Celui-ci se saisit de l’appareil. L’observe avec ennui. Fixe la femme non loin de lui. Tire la langue. Amorce le décollage. Destination : la Mongolie. L’aéroplane vacille. Ou peut-être fonce-t-il. Ou encore s’égare-t-il. Personne ne s’en souvient.

La femme agite les bras et assomme le bâton de baseball à côté. Son chef-d’œuvre rentre à la maison. Mais bien plus vite que prévu. Le nez de sa création aérienne s’enfonce violemment dans l’œil de la tour de contrôle. Collision frontale. L’alarme rugit. Le monde s’écroule.


Virage doux vers l’est. Bille vermeille, poupée flasque. Elle se fait ballotter au gré des mouvements lents du véhicule. Le corps endormi posé contre le dossier du banc d’autobus. Les paupières closes.

Toujours abandonnée, elle erre
Isolée, délaissée, égarée, solitaire
Ô âme tourmentée et accablée
Quand cesseras-tu d’être perdue ?
Ta souffrance sera-t-elle éternité ?
Ton existence a-t-elle un but ?

Tant de fois tu t’es cachée et tu as fui
Ton cœur n’est plus que cendres et suie
Ton regard se glace d’appréhension
À chaque fois que l’on te dévisage
Et cette neige qui jamais ne fond
Retient l’oiseau en cage.

Mais tu baisses les bras, tu abandonnes
Ta vie déchirée et monotone
Tu chutes dans le néant
Entends-tu sonner le glas
Ce chœur de cloches puissant ?
Tends l’oreille ; il annonce ton trépas.