Rêve Éphémère tourna la tête vers le Sud et huma l'air. Puis, il partit au trot, mais, à peine avait-il parcouru une quinzaine de pas, qu'il se mit à courir et son long corps crème fila de plus en plus vite. Il détala ventre à terre et sans effort : c'était pour lui un jeu, la joie de vivre. Aucune proie de fuyait devant lui ; il ne souffrait pas de la faim. Pourtant, une émotion sauvage s'emparait de son être, l'émotion que lui causait la prestesse de ses mouvements, l'élasticité de ses muscles, son corps superbe et infatigable obéissant à son tempérament et à ses moindres désirs comme une machine parfaite obéit à la main de l'homme. Rêve Éphémère se rendait compte de cette puissance physique. La folie de la vitesse coulait dans ses veines. Ses pattes foulaient la caresse libertine de l'herbe et son long pelage crème et chocolat était plaqué contre son corps, ses oreilles dressées de bonheur. Son regard de ciel pénétrait l'horizon comme s'il suivait une quelconque piste invisible. Un demi-sourire se dessinant au coin de la bouche et le soleil mourant éblouissait de ses rayons ocres le guerrier éprit de liberté. Une chauve-souris voletait au-dessus de la silhouette galopante, battant des ailes frénétiquement comme pour participer à la course, espérant sans doute arracher la victoire au félin. Seulement, il ne savait pas à qui il avait affaire, ce n'était pas n'importe quel chat... c'était un guerrier, un guerrier de Clan dont le seul dieu était le Vent, leur offrant rapidité et agilité. Oui... La chauve-souris n'avait aucune chance.

Rêve Éphémère ralentit son allure, épuisé, mais pas suffisamment pour lui faire perdre son sourire goguenard. Ses flancs palpitaient. Il adorait que son cœur pompe le sang à la chamade. Le félin se sentait plongé dans une euphorie que lui seul comprenait. Lorsque ses halètements s'estompèrent, il remonta vivement le ruisseau qui faisait partie du Clan du Vent, fournissant ainsi une source essentielle au Clan. Le ruisselet traversait une petite vallée au sol plat et offrait une vue magnifique aux beaux jours, permettant à Rêve Éphémère de se retrouver seul, pouvant se délecter de la brise descendant des territoires du Nord.

Le guerrier inspira une goulée de cet air si précieux, puis d'un bref coup de la queue il se lança en direction du camps. Ce brusque retour à la réalité lui tira un soupir et son visage se ferma, la mine sombre. Il se sentait loyal au Clan du Vent, c'était là qu'il était né après tout « En suis-je sûr ? » pensa-t-il soudainement. Rêve Éphémère était le fruit d'un amour interdit par le Code du Guerrier et donc par le Clan des Étoiles. Sa mère était Mélopée Infernale ou plutôt Étoile Infernale désormais, la meneuse du Clan de l'Ombre. Une mère biologique pour le félin et rien de plus. Il ne l'avait rencontré qu'une seule fois et c'était il y a bien longtemps. Il ne voulait rien avoir à faire avec cette ignominie. En la détestant, il détestait une partie de lui-même. Son père, Étoile de Lumière, le défunt chef du Clan du Vent avait toujours été aveuglé par l'amour qu'il lui portait sans se rendre compte que la femelle le trompait. Quel choc il avait eu en voyant Étoile Libertaire s'afficher avec celle qui l'aimait et qu'il croyait ses sentiments restés réciproques. Rêve Éphémère secoua doucereusement la tête. Son père était malade et âgé et la nouvelle l'avait achevé. Il n'avait jamais eu de grandes relations avec son aîné. Petit Chant et lui était proches et Rêve Éphémère vécut mal cette complicité dont il était exclu. A la mort accidentelle de Petit Chant, l'écart déjà présent entre lui et son père se creusa irrémédiablement et mit fin à tout espoir d'affection paternelle. Le guerrier était donc seul en y réfléchissant, il n'avait plus aucun lien de parenté avec quiconque. Sa sœur étant aujourd'hui, elle aussi, partie hors de la forêt en quête de quelconque aventure ou apprentissage. Oui, Rêve Éphémère était donc seul mais le félin ne ressentait aucune solitude ni aucune tristesse en son cœur, il le vivait plutôt bien, très bien même, ce qui pouvait paraître ingrat ou fourbe, ou même pire encore puisqu'il reniait sa famille, morte ou vivante.

Le guerrier s'arrêta, net. Il dressa la tête et flaira l'air. Il renifla une certaine odeur qui lui fit un raté et il se tourna à un angle droit de la piste. Un parfum subtil qui ne pouvait provenir que d'une femelle. Un parfum profond, délicat, raffiné et frivole qui pénétrant tous les pores de la peau. Il était aussi sombre et ténébreux. Rêve Éphémère ne recula pas pour autant ; il avança carrément, sans ployer l'échine. Il était curieux de voir à qui cette précieuse odeur appartenait. Il longea prestement le ruisseau. Ce n'était plus qu'une ombre brillante se confondant avec les rayons éclatant environnants. La rivière et ses reflets dorés scintillaient et reflétait leur luminescence sur le pelage du guerrier. Il remarqua les oiseaux funestes, se préparant à leur festin nocturne, qui l'épiaient cruellement. Bientôt, de gros hiboux déployèrent au-dessus de lui leurs immenses ailes, en produisant un sourd bruissement. Il entendit le claquement de leur becs meurtriers, leva la tête et aperçu les oiseaux de proies, mais n'interrompit pas sa course. Le guerrier ne craignait pas les grands rapaces. Rêve Éphémère traversa les hautes herbes qui lui fouettaient au visage, ne s'en préoccupant guère. Il suivait toujours le parfum. La trace était désormais chaude et le guerrier la suivait en affichant une mine sombre, concentré.

Soudain, il vit la féline allongée au pied d'un rocher, à trois queues de renard de lui. Il s'arrêta. Les rayons du soleil mourant, libérant le paroxysme de sa lumière qui se confondait dans une palette d'ambre, de cinabre, d'or et de tangerine, semblaient se concentrer sur la femelle et l'éclairer comme des feux brulants. La guerrière se tenait de profil, créature superbe, au beau poil ras et pie et aux élégantes moustaches. Découpée comme un camée sur l'horizon, sa tête se dressait face au ruisseau.
C’est un peu comme s'il avait tenu un instant d’éternité au creux de son iris. Par des moments de telle beauté, le temps s’étire et l’attente déboule. On se sent fort, invincible et les espoirs les plus frivoles germent dans notre esprit. Rêve Éphémère restait immobile. Il n'avait rien vu de semblable à cette féline qui provenait du Clan du Vent. Brusquement, elle tourna la tête. Ses yeux brillaient et sa fourrure jetait des reflets d'or, le visage impassible.

- « Bonjour, Rêve Éphémère je présume. Que me vaut l'honneur de ta présence en cette magnifique soiré? »

Sa voix était dure mais captivante. La bulle perça et Rêve Éphémère reconnut Aléa du Bonheur. Une guerrière du Clan du Vent qui semblait réservée, si ce n'était pas de la froideur. Le guerrier l'ignorait. Il n 'avait pas réellement fait attention à la féline au camps. Il ne faisait pas vraiment attention aux autres en général, il essayait la plupart du temps à s'éloigner de la populace préférant se fondre dans les secrets profonds de la forêt. Rêve Éphémère s'en voulu de ne pas avoir remarqué la guerrière plus tôt. Peut être que le moment n'était pas venu qui sait. Le jeune mâle s'approcha d'un pas hésitant, puis naturellement. Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas, il s'arrêta et dit d'une voix qui se voulait légère et sereine :

- « Bonsoir Aléa. »

Les prunelles de la guerrière le dévisagèrent. Rêve Éphémère dévia un peu son regard puis revint. Il était le premier à ne pas baisser les yeux envers un quelconque être vivant, ce qui pouvait lui donner l'air insolent mais il devait bien avouer qu'Aléa du Bonheur lui transmettait un sentiment d'embarras. Il leva la tête vers le soleil qui disparaissait derrière les Hautes-Pierres, mine de rien et l'eau clapotait doucement. Il posa enfin son séant aux cotés de la féline. Le silence régna. Rêve Éphémère n'était pas gêné par les blancs, au contraire il appréciait ces moments de mutisme. Cependant, pour éviter de se faire passer pour un guerrier hostile, ce qui ne le gênait sur ce point non plus, le moins du monde auparavant puisqu'en réalité Rêve Éphémère se foutait réellement de ce pouvait penser les autres de lui, même si d'un certain coté il devinait déjà : un fils indigne du père, qui ne se comporte pas comme un vrai et dur guerrier, qui reste dans ses rêves et soifs d'aventures..., surtout envers elle. Il lança :

- « Oui, nous avons de la chance de pouvoir admirer un si beau crépuscule.
- ... Je vois rarement des félins qui profitent eux aussi de la nature. La plupart restent trop réalistes et ne prennent même plus la peine de la contempler. Pourtant, c'est elle qui nous donne, qui nous rend tel que nous sommes.
- Tu n'es pas née ici. Dis-moi, d'où venais-tu avant de venir ici ? »

Rêve Éphémère était plus qu’intéressé. Il enviait un peu la guerrière d'avoir vécut une vie autre que celle du Clan. Il ignorait cependant tout de la femelle, peut être qu'elle avait passé un début de vie plus dur que l'enfer lui-même ou au contraire, doux et libertin. Le guerrier plongea ses prunelles dans celles d'Aléa.