L’heure tourne, tourne, tourne, les aiguilles dansent, dansent, dansent... Trois p’tits tour et puis s’en vont.
Moi y a des moments comme ça où j’aimerais m’en aller, m’envoler, puis cesser d’exister. Y a des moments où je voudrais savoir, pourquoi elle et pas moi ? Mais il n’y a pas de réponse. Son regard clair, vide où j’aimais plonger auparavant, n’est plus qu’indifférence. Elle me regarde comme elle le ferait avec n’importe qui. Et à moi, ça me fait mal.
... Enfin, je crois. Sauf que voilà, je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu - moi et mes références musicales pourries. Elle aimait me taquiner avec ça et moi, je n’arrive pas à savoir si mon cœur est douloureux, ou si je m’en fiche. Après tout, peut-être que ça n’était qu’une fantaisie de ma part. Peut-être que c’était un bête pari - je ne me souviens même plus. Il me semble que Cloud s’était foutu de ma gueule, comme quoi j’étais pas capable d’approcher une fille. Les filles, ça m’a toujours fait peur. C’est mesquin, et capable de rire avec vous pendant une demi-heure, alors que juste après, elle va vous pourrir la tête avec ses soi-disant bestaah. Je piffre pas ça. En fait, j’ai souvent envie de les attraper et de leur éclater la tête par terre, rien que pour voir leurs expressions horrifiées, leurs larmes. Il me vient des envies comme ça.
« Tu n’es qu’un psychopathe, Lewis.
- Fous-moi la paix, Ducon.
- Oh, tu as même oublié mon nom ? Je suis si triste... »
Et voilà qu’il est de retour. C’est lui - c’est entièrement de sa faute. C’est lui qui me fixe avec ses yeux moqueurs et plein de reproche, c’est lui qui me rappelle que je n’ai pas été capable de garder mon meilleur ami. Il est assis, là, en plein milieu du salon, sur la table basse - et il me fixe, avec ses yeux, des yeux verts si intense, comme avant, parce que je n’ai jamais pu oublier leur teinte. De tels iris. Lui aussi, je voudrais lui éclater la tête sur le parquet. Mais il n’a pas de consistance. Juste ses putains d’yeux verts - et ses boucles blondes d’angelot qui ne lui conviennent pas le moins du monde. Je le déteste. Mon Dieu, je le déteste.
« Tu ne crois plus en Dieu, darling.
- Ta gueule. »
Moi j’ai aucune répartie. Je peux rien dire, juste l’insulter, et il sait que je ne pense pas la moitié de ce que je lui dis. Et il se permet de m’appeler par mon vrai nom. Lewis. Je le déteste. Je le déteste.
... Mais bordel, je l’aime, ce salaud. Je l’aime comme si c’était mon frère. Ca me tue - et lui me pourrit la vie. C’est pour ça que je l’aimais, elle. Moi je vais au lycée quand ça me chante - et surtout pas la rentrée. C’est là où il y a le plus de monde, et dire « ta gueule » dans le vide, ça ne fait pas une bonne réputation. pitain d’regard. pitain d’voix. Tu peux pas te faire oublier deux minutes ?
J’entends son rire moqueur. Je sais que c’est dans ma tête. Je sais que le vrai Ana, avec son pitain d’nom d’fille, il est mort y a onze ans. On en avait cinq. Il s’est toujours pas barré - et je me prends à l’envier, elle, son amnésie qui a fait qu’elle m’a oublié, alors que moi j’ai besoin d’elle, bordel, j’ai besoin d’elle. J’ai besoin d’elle parce que je vais craquer. Je vais plus tenir. Je vais devenir dingue.
« Tu l’es déjà, chéri. »
Faites qu’il arrête. Faites qu’il arrête. Il se la ferme, mais y a toujours ses iris, éclatants, et il est si consistant que je me dis qu’en m’avancant, peut-être que je pourrais le prendre dans mes bras. Un simple souvenir. Est-ce que mon amitié avec lui, c’est aussi un souvenir ?
Est-ce que mon amour pour elle, c’est un souvenir ?
Elle. Ses cheveux blonds vénitiens. Son regard nuageux. Son visage fin, un peu comme le mien. Petite et souple. Mais elle, dans son esprit, c’est pas ça.
Elle n’était pas très bavarde. Juste quand il fallait. Et surtout, elle avait la répartie qu’il me manquait. Mais maintenant, c’est un spectre. Est-ce encore elle que j’aime, où juste cette réminiscence ? Je ne sais plus rien. Moi, je voudrais prendre sa place. Tout oublier, et surtout lui. Et surtout ses yeux. Et surtout sa frimousse d’angelot. Je le déteste. Tout se rapporte à lui - où à elle. Jusqu’à cette horloge, là, tic-tac, tic-tac. Je veux oublier, et qu’elle se rappelle.
« Rhoo, Lewis. Ne va pas me dire que tu voudrais être séparé de moi ? Tu me brises le cœur, dear.
- Fous-moi la paix, je t’ai dit. Fous-moi la paix, Ana. »
Lui non plus n’aime pas son prénom. Il a l’air d’une fille. Il a toujours eu l’air d’une fille. Boucles blondes, taches de rousseur, yeux en amande. Il préfère qu’on ne l’appelle pas. Je préfère qu’on m’appelle Lee. La seule qui avait le droit, c’était elle - et je veux plus y penser, bordel, je veux l’oublier comme elle l’a fait !
« Tu vas y aller, demain, pas vrai, Lew ? »
Lew. On était gamins quand il m’appelait comme ça. Et pourtant, et pourtant il le fait encore. Ce fantôme, cette création de ma mémoire, indépendante de ma volonté, celle que les médecins appeleraient schizophrénie s’ils la découvraient. Mais jamais ils ne sauront.
« Oui, Ana. »
Son regard est plein de tristesse - bordel, arrête de me regarder comme ça ! D’habitude, je n’y vais jamais le lundi. Je n’aime pas le lundi. Mauvais jour. C’est juste pour elle. Mais elle, elle ne fera plus rien pour moi, parce que je ne suis plus qu’un inconnu qui se prétend son petit ami.
« Je vais dormir. »
Il sait ce que ça veut dire. Laisse-moi, et ne vient pas hanter mes rêves. Pourtant il le fera. Et à son bras, il y aura elle.
♣
« Debout, chéri »
Oh, mon Dieu, je le déteste. Il est trop tôt. Trop...
« Il est 8 heures... »
Ah, bah non en fait. Je me grouille de m’habiller -jean et chemise blanche- et je sors en vitesse. Je cours. A en perdre haleine. Je veux la voir. Avant qu’on y aille.
J’arrive, je sonne. Je me compose un visage neutre, presque nonchalant, froid. Je sais que mes yeux ne disent rien. J’ai fait du théatre, et même la voix d’Ana qui murmure à mon oreille ne me fait pas réagir, à peine frémir. Elle me regarde, elle me salue, elle exige une réponse. Alors je la lui donne.
« Bonjour. »
Et puis je dis plus rien. Je suis incapable de prononcer le moindre mot. Je fais volte-face et je murmure :
« Il faut qu’on y aille. »